mardi 27 novembre 2018

Métamorphoses industrielles, sous l'oeil de Guillaume Gehannin


Guillaume Gehannin est un explorateur du temps et de l'espace, armé de sa caméra. Mais il s'agit du temps d'aujourd'hui et de l'espace qui nous entoure, ces territoires que l'on côtoie sans les voir, que l'on ressent sans oser les regarder. Réalisée comme un journal intime, ou plutôt comme une partie de campagne filmée comme il aime à le dire, son exposition "En cas de déclenchement des sirènes, évacuez la zone" à la Progress Gallery à Paris présente une série de films qui défrichent les zones anciennement industrielles, abandonnées de toute présence humaine, ou qui décrivent des espaces périurbains, dont l'activité est en continuel mouvement, rythmée par les allées et venues des camions, le passage des ouvriers, les rires et les insouciances de jeunes gens venus faire une pause face à ces paysages du XXIe siècle qui amènent la question de la destruction, de l'oubli et de la survivance. Né en 1988, Guillaume Gehannin manie aussi bien le pinceau que la caméra. Diplômé de l'Ecole nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy et de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, il présente en 2016 son premier long-métrage "Risque d'Atmosphère Explosive" en sélection au FID, le Festival International de Marseille, un film qui parlait déjà de ces zones industrielles abandonnées. Et pour rappeler qu'il filme comme il peint, l'artiste expose en introduction de son exposition une grande peinture aux airs un peu fauvistes. L'industrialisation de masse a détruit la nature et les champs. Ce sont dans ces zones incertaines que Guillaume Gehannin et ses amis ont trouvé leur terrain de jeu, fascinés par ces territoires qui sont devenus leur environnement du quotidien. Aller s'y perdre était aussi une histoire de rituel entre amis. C'est aussi le portrait d'une génération, souligne l'artiste, la sienne, celle qui a vécu proche de ces nombreuses zones qui émaillent le territoire français. Guillaume Gehannin est à sa manière un naturaliste et un archéologue du temps bien présent, celui que l'on voit sans artifices, qui s'impose à nous, qui vibre des battement du cœur de l'activité humaine, ou qui parfois a fini de battre et se retrouve dans le désœuvrement, le silence des pierres, des déchets et du sable. Ici, l'ancienne cheminée d'usine fonctionnait à plein régime il y a quelques années, là, une décharge évoque la survivance d'éléments organiques complètement déshumanisés. Guillaume Gehannin veut capter sur le vif des moments qu'il trouve extraordinaires. Son émerveillement est celui du détail qui éclaire l'ordinaire. Le cadrage, la lumière, le mouvement de la caméra sont autant d'outils pour peindre, comme les impressionnistes en leur temps, ces zones grises qui bordent les boucles de la Seine. Au fil de l'eau, Guillaume Gehannin navigue, marche, gambade, franchit des barrières interdites, regarde le béton, l'acier, le silex...même si le chantier est interdit au public. Attention zone dangereuse! Ainsi, des paysages s'esquissent et changent au fur et à mesure du temps, car le réalisateur construit un récit, dans le temps justement, revient à plusieurs reprises sur les mêmes endroits, à des époques différentes. En tout, les films montrent, ou plutôt racontent, huit lieux qui suivent la Seine, du Havre au Val-de-Marne en passant par les Yvelines et le port de Gennevilliers. Huit lieux qui ont chacun subi une transformation liée à l'industrialisation. Flux et reflux de marchandises, flux et reflux d'hommes, telle une grande fresque que Guillaume Gehannin n'a pas fini de raconter. On se dit en effet que cette histoire peut durer toute une vie, voire même plus. Et c'est bien là que le regard de l'artiste nous conduit en pleine humanité et en pleine poésie du témoignage, révélées par des instants, tour à tour mélancoliques ou merveilleux. Guillaume Gehannin ne cache pas non plus sa passion pour les impressionnistes. Comme ces peintres en leur temps, il filme sur le motif, capte la couleur et ses nuances, les vibrations de la lumière. La référence est claire et assumée. Deux vidéos, installées côte à côte dans l'exposition, montrent le Havre, une ville qui a très tôt, beaucoup questionné Guillaume Gehannin. Il en a regardé l'architecture post-guerre, celle de la reconstruction et surtout, les raffineries qui l'entourent, celle de Total à Harfleur et celle de ExxonMobil à Notre-Dame de Gargenville, jusqu'au port d'Antifer, terminal pour les super-pétroliers. Le feuilleton filmé de l'artiste prend ici une tournure plus engagée. Montrer, faire voir, pour témoigner, garder trace, faire réfléchir. Et lorsque Guillaume Gehannin parle de son expérience filmique sur la décharge sauvage de Dollemard, lieu abandonné par excellence,c'est aussi le péril écologique qu'il entrevoit. Pareillement, sur la décharge de Carrières-sous-Poissy qu'il est allé explorer, juste à côté des habitations, sur une ancienne zone maraîchère, aujourd'hui un no man's land, autour duquel les habitants viennent quand même tenter de jardiner...
"En cas de déclenchement des sirènes, évacuez la zone", est une exposition à voir à la Progress Galerie 4 bis passage de la Fonderie à Paris encore quelques jours jusqu'à samedi 1er décembre. Un titre que Guillaume Gehannin a choisi en référence à un panneau vu sur le port du Havre dans une zone seveso à risque qui avait pris feu à cause de torchères folles. L'équilibre de ces zones est fragile, bien que très bien réglé. Une exposition, composée de plusieurs films, qui touche à la poésie et au réalisme, qui fait se confronter les regards insouciants d'un groupe de jeunes face aux traces qui restent d'un monde en proie à l'hyper-industrialisation. Des traces qui gardent en elles des souvenirs, traces de passages humains et mécaniques, mais aussi traces de pollution invisible sur une terre de plus en plus fragile. L'exposition de Guillaume Gehannin est une exploration sociologique subtile sur notre temps présent et ses métamorphoses.

lundi 26 novembre 2018

Bernar Venet, retour à la genèse d'une création

avec les voix de Bernar Venet et Alexandre Quoi

Au Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice, la nouvelle exposition consacrée à Bernar Venet attire un public nombreux et intrigué qui vient voir l'enfant du pays. Bernar Venet, connu aujourd'hui pour ses sculptures monumentales, a été, dans les années 1960, un pionnier de l'art conceptuel en France. Fasciné par Marcel Duchamp, il veut lui aussi bousculer la notion d’œuvre d'art, tente même d'échapper à toute rapport subjectif entre l'artiste et son œuvre. Il commence alors des séries de dessins techniques réalisés à partir de documents industriels. Mais ses premiers travaux, qu'il appelle lui-même "création monosémique", ne remportent pas le succès espéré à l'époque. Il s'embarque alors pour les Etats-Unis, vit dans des conditions au début très difficiles, mais chance inestimable, il côtoie à New York Arman et les minimalistes américains, Donald Judd, Sol LeWitt et Dan Flavin. Un milieu qui l'accueille à bras ouverts et grâce auquel il peut enfin s'épanouir. Alors que le Musée d'Art Contemporain de Lyon présente en ce moment, une grande rétrospective de l'artiste, le MaMac de Nice a choisi, en parallèle, de revenir sur des années oubliées, la décennie 1966-1976, une période fructueuse, fondatrice, genèse d'un art conceptuel qui permet de comprendre tous les développements ultérieurs du travail de l'artiste comme le souligne Alexandre Quoi, commissaire de l'exposition. Et que cette exposition, petite par la taille, mais si importante par son contenu, se passe à Nice, c'est évidemment une grande émotion pour Bernar Venet, comme il nous le confie, la voix fragile et le regard un peu embué qui embrasse d'un mouvement les première œuvres de sa vie. Cette exposition sur ses années conceptuelles est aussi la réparation d'une injustice, qui arrive tardivement alors que l'artiste a 77 ans aujourd'hui. En effet, les musées français ont longtemps boudé l'artiste. Mais que voit-on dans l'exposition ? Une production artistique appelée art conceptuel qui s'interroge sur la notion même d'oeuvre d'art et qui peut nous sembler, à bien des égards, dépourvue de toute notion d'esthétisme. Est-ce vraiment encore de l'art se surprend-on à chuchoter devant cette grande reproduction photographique d'une page d'un manuel de chimie ou devant cette formule mathématique peinte en grand ? Une fascination pour les sciences ? Non, absolument pas, répond Bernar Venet, un peu agacé par cette rengaine qu'on lui ressert à chaque fois, mais un besoin de dépasser les frontières jusqu'à une abstraction absolue. L'art conceptuel est une recherche artistique radicale et moderne qui s'interroge sur la notion d'art. L'art n'est plus un tableau ou une sculpture, il s'ouvre à de nouveaux champs d'investigation explique Alexandre Quoi. En 1967, Bernar Venet rédige un manifeste dans lequel il annonce son arrêt définitif de la peinture, qu'il programme à l'année 1970. Il lui reste donc trois ans pour réaliser les performances, enregistrements sonores et autres photographies qu'il prévoit. Quel autre artiste a ainsi programmé sa fin ? Le destin, cependant, en décidera autrement lorsque le New York Cultural Center organise une rétrospective de l'artiste en 1971. A partir de ce moment, les propositions vont arriver, notamment de célèbres galeries, comme celle de Daniel Templon à Paris. Et même si l'artiste cesse de créer quelques années, il reprendra finalement son travail en 1976, mais sous une forme un peu différente, qui le mènera bientôt à la sculpture monumental. Au-delà de découvrir les premières créations conceptuelles de Bernar Venet, l'exposition du MaMac de Nice est aussi l'occasion de se replonger dans une époque où la modernité en art s'exprime avec force des deux côtés de l'Atlantique. L'occasion de replacer l'artiste au milieu des grands noms de l'art moderne, les Duchamp, Arman ou Martial Raysse qu'il a bien connus.

L'exposition "Bernar Venet, Les années conceptuelles, 1966-1976" est présentée jusqu'au 13 janvier au Musée d'Art moderne et d'Art Contemporain de Nice. A voir également, la rétrospective de l'artiste au Musée d'Art Contemporain de Lyon présentée jusqu'au 6 janvier.

mercredi 17 octobre 2018

Ces artistes embarqués dans l'Odyssée verte

Ils sont révoltés et atterrés par l'attentisme politique. Ils veulent dénoncer, éveiller en s'emparant du processus créatif pour investir l'espace public et l'action citoyenne. Artistes de renommée internationale ou éco-artistes engagés, ils sont les nouveaux expérimentateurs et médiateurs du changement environnemental. Leurs œuvres détiennent-elles les clefs d'un futur écologiques ? 

L'écologie n'a pas toujours été le dada des artistes. Elle fut longtemps l'apanage d'activistes politiques. Et si un artiste s'en emparait, il était d'emblée taxé de radical ou de militant de pacotille. Pourtant, lors de la Biennale de Venise de 1968, l'Argentin Nicolas Uriburu ose un geste solitaire dans le paysage artistique de l'époque, colorer les eaux du canal de Venise en vert fluorescent pour en dénoncer la pollution. Provocatrice, cette teinture assumée sera reprise en 2010 par Greenpeace dans la rivière Riachuelo à Buenos Aires. Geste artistique pour ébranler le politique, loin d'être obsolète, au contraire. Évolution lente des mentalités, statuo quo révoltant, les performances des années 1970 n'ont pas suffi. On se souvient pourtant des belles heures de l'engagement, celles des... 

mardi 9 octobre 2018

La Venise de Tiepolo, à la croisée des arts

On ne compte plus les expositions liées à Venise et à ses peintres. Oui, encore et toujours Venise...immortelle, éternelle, mythologique, insatiable, fragile, immuable. Tant de mots peuvent la définir. La Sérénissime n'a eu de cesse de se raconter et de se donner en spectacle. Aujourd'hui, ce sont les hordes de touristes suivis de leurs valises à roulettes qui prennent parfois le pas, malheureusement, sur les beautés artistiques qui s'en trouvent alors étouffées.

Peut-on encore s'imaginer ce qu'a pu être la Venise du XVIIIe siècle, celle de Tiepolo, de Farinelli, de Vivaldi, de Goldoni et de Canaletto ? La Venise des peintures de masques et des fêtes de rues ? La Venise du carnaval, du théâtre coloré, des regards en biais et des fastes brillants, celle qui souffle son chant du cygne à l'orée de son déclin à la fin du XVIIIe siècle ? Un âge d'or souvent rêvé par les écrivains et les amoureux romantiques. C'est cette Venise là que veut restituer l'exposition, au-delà des tableaux et des vies d'artistes, la Venise du sentiment éphémère, des gens, de la beauté. Mais comment restituer l'évanescent dans une exposition bien classique plantée entre quatre murs ? Il manque les odeurs, les bruits de la ville, les conversations intimes, les ateliers d'artisans, les secrets d'alcôves et le mouvement de l'eau sous les gondoles. Il manque les 120 000 âmes qui peuplent la ville à cette époque et se déplacent principalement par voie d'eau. C'est pourtant à ce pari que s'est attaquée la scénographe Macha Makeïeff en créant un décor qui met en valeur la sensualité de la ville italienne. La Venise du XVIIIe siècle est en effet aussi fascinante que décadente. Et c'est ce qui fait son charme.

On assiste aussi bien au développement extraordinaire de la musique dans les Ospedale, qui sont des orphelinats qui forment les jeunes filles à l'apprentissage musical et en parallèle, à la multiplication des plaisirs érotiques et des ivresses du jeu favorisés par une grande liberté des mœurs que tous les touristes de passage décrivent. Cela se passe dans les casinos, comme au Ridotto du Palazzo Dandolo ouvert en 1638 et peint par Francesco Guardi. C'est la seule salle de jeu autorisée et gérée par la République de Venise. Les nobles y sont reconnaissables à leur toge noire et à leur perruque, tandis que les joueurs et joueuses sont masqués. Ce lieu licencieux sera fermé en 1774 suite aux nombreuses ruines financières qu'il a provoquées. Mais cela n'empêche pas d'autres lieux du même genre de continuer à prospérer. On y joue à la bassette, au pharaon ou au tric trac.

Venise se met donc en scène, aussi bien dans l'intimité des intérieurs de palais que dans les extravagances de rues. Même les artistes se mettent à croquer comédiens et vénitiens, comme les fameux Polichinelles de Tiepolo, mangeurs de gnocchis masqués et couronnés de lauriers, arborant une fourchette géante. Parodie du pouvoir et de l'orgueil. On est en plein dans la bouffonnerie de carnaval. Mais là encore, il n'est pas si simple de retranscrire cette effervescence dans une exposition. Macha Makeïeff a pourtant voulu nous y embarquer à sa manière. Plus on avance dans le XVIIIe siècle, plus les Vénitiens s'oublient dans les plaisirs. Certains sont plus modernes que d'autres, comme Le Mondo Nuovo, une attraction à la mode qui permettait de voir, à travers une chambre optique des images de vues de villes, proches ou lointaines. Comme un Vénitien de cette époque, vous pouvez, vous aussi, dans l'exposition vous pencher et regarder à travers ces lampes magiques, une invention merveilleuse que Carlo Goldoni décrit ainsi :
"ingénieuse petite machine qui étale devant vos yeux des merveilles,
par la magie de miroirs optiques
et vous fait prendre des vessies pour des lanternes".

Même si l'exposition met bien en valeur cette Venise du XVIIIe siècle, notamment à travers de magnifiques tableaux et dessins de Tiepolo, Guardi, Canaletto ou Piazzetta, il reste toutefois difficile de se mettre dans la peau d'un piéton qui arpente la belle italienne. Mais, là encore, Macha Makeïeff a eu une idée pour goûter à l'ambiance de la ville : inviter des groupes musicaux actuels avec le concours du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, des théâtres Gérard Philippe de Saint-Denis et de La Criée de Marseille, et la complicité du pavillon Bosio, l'école supérieur d'art  plastique de Monaco. Une manière originale de croiser les arts, puisque même la classe de jazz a été invitée pour l'occasion. Une audace anachronique mais pertinente, comme elle le souligne.

L'exposition "Éblouissante Venise" est visible jusqu'au 21 janvier 2019 au Grand Palais et l'agenda de la programmation événementielle autour de l'exposition est à retrouver sur le site www.grandpalais.fr. A savoir que les soirées "théâtre, musique et danse" ont lieu tous les vendredi de 19h à 22h ainsi que le week-end du 12 et 13 janvier et qu'un concert exceptionnel aura lieu le jeudi 29 novembre à 20h30 au salon d'honneur du Grand Palais avec les musiciens du CNSM. Espérons que l'exposition vous aura donné envie de voir Venise, autrement qu'en peintures cette fois.

dimanche 30 septembre 2018

Le procès de Caravage


🎧 Ecoutez la chronique sonore
Caravage. 
Il suffit de dire son nom et des images extraordinaires de la peinture baroque nous viennent à l'esprit. Caravage, 
le génie du clair-obscur, l'anticonformiste, le peintre du réalisme dont les pieds sales des saints ou le ventre gonflé de la Vierge ont fait scandale. 
Caravage, 
ce peintre lombard qui travailla pour les cardinaux les plus puissants, attisa les jalousies et engendra une série de suiveurs qui ont marqué leur temps, les Caravagesques. 
Depuis le 21 septembre, une exposition sur ses années romaines a ouvert ses portes au musée Jacquemart-André à Paris : 
"Caravage à Rome, amis et ennemis". 
Le titre en lui-même est un tableau. 
Toute la presse était là, avide de voir dix peintures de la main du maître, dont sept n'ont jamais été exposées en France. Dans cette toute petite exposition, ces dix chefs-d'oeuvre confrontent le peintre ténébreux à ses contemporains, amis admirés ou ennemis de rixe. Car Le Caravage, s'il est le protégé du puissant cardinal del Monte et du richissime banquier génois Ottavio Costa, il passe aussi ses nuits dans les bas-fonds de la Rome baroque, peu scrupuleux à l'égard des autres peintres qu'il juge sans mâcher ses mots. Il a sa liste des bons et des mauvais et semble la partager à qui veut bien l'entendre. On peut citer Le Cavalier d'Arpin, un personnage majeur dans la vie du peintre, chez qui il travailla un temps pour exécuter des natures mortes et des corbeilles de fruits. D'abord maître et ami, les deux artistes deviendront bientôt rivaux. De la même manière pour Orazio Borgiani, un ennemi, la main toujours sur l'épée, dont on peut admirer un puissant David et Goliath dans l'exposition. 
"C'est bien dégoulinant et bien gore"
s'exclame le commissaire de l'exposition Pierre Curie à son propos, en détaillant les confrontations incessantes que se livraient les artistes romains. "Valentin de Boulogne meurt dans une fontaine, Le Cavalier d'Arpin est impliqué dans des histoires de bandes rivales, Ribera se bat souvent" continue le commissaire, friand d'anecdotes. Ses explications nous embarquent dans le quotidien de ces artistes au sang chaud. Comme si l'art de Caravage avait bouleversé autant les esprits de ses contemporains que l'histoire de l'art en train de se faire. Les peintures sont aussi démesurées que les pugilats entre confrères.

Derrière le sujet biblique de l'extraordinaire peinture représentant Judith décapitant Holopherne c'est bien la violence des bandes rivales qui transparaît. Celles qui s'affrontent sur le pont des Anges devant les têtes coupées des fauteurs de trouble qui y sont exhibées. Pillards, assassins, proscrits politiques, la Rome de la fin du XVIe siècle connaît une période de violence accrue qui recense plus de 25 000 brigands armés jusqu'au dents. 
Et les meurtres sont le lot du quotidien. 
La première partie de l'exposition est justement consacrée à ces têtes coupées, sujet à tonalité religieuse à la mode mais aussi teinté de réalisme et de sordide, celui de la rue et de la justice de l'époque. Rappelons que c'est en 1599 que Béatrice Cenci, âgée de 22 ans, est condamnée à Rome à la décapitation pour parricide. Une histoire qui a défrayé la chronique. 
La même année, Caravage peint sa Judith. 
A-t-il assisté à la condamnation ? 

Embarqué à plusieurs reprises dans des confrontations violentes, l'artiste va finir par être condamné à la prison après un procès qui l'oppose à un autre peintre, Giovanni Baglione. Celui-ci porte plainte suite à des libelles qui circulent dans Rome. En fait, des poèmes satyriques qui dénoncent Baglione pour plagiat, le ridiculisent, le traitent de mauvais peintre. 
Rome est hilare. 
Ces paroles seraient signées de Caravage et de ses compères, le peintre Orazio Gentileschi et l'architecte Onorio Longhi. Baglione porte donc plainte pour diffamation contre Caravage. Mais c'était compter sans l'audace, l'arrogance et la désinvolture du plus grand peintre baroque qui semble intouchable. Ce dernier sortira de prison un mois plus tard grâce à l'intercession de Philippe de Béthune, ambassadeur du roi de France. 

Dans l'exposition, l'histoire de ce procès est racontée à travers le tableau de Giovanni Baglione représentant L'Amour sacré terrassant l'Amour profane. Et sous les traits du satyre à gauche de la composition, on peut justement reconnaître le visage de Caravage. Baglione a voulu définitivement porter un coup - de pinceau cette fois - à son ennemi juré.  Caravage avait peint, une année avant, un tableau représentant un Amour profane rigolard, qui sera beaucoup plus apprécié que l'oeuvre de Baglione qui fera rapidement figure de pâle copie.

Après cet épisode, les problèmes judiciaires ne cesseront pas. Caravage multiplie les exactions jusqu'au coup fatal, qu'il porte à Ranuccio Tomassoni le soir du 28 mai 1606, le tuant sur le champ. Lui-même blessé, Caravage doit fuir Rome et se réfugie d'abord chez la puissante famille des Colonna avant de gagner Naples où il peindra à nouveau des chefs-d'oeuvre. Condamné à mort par décapitation, il ne reviendra jamais à Rome, théâtre de ses plus beaux exploits artistiques. 

Mort à 38 ans comme Pascal,Van Gogh, Rimbaud, écrit Dominique Fernandez dans le roman qu'il consacre à l'artiste. Génie incontesté de la peinture à la personnalité complexe, Caravage meurt le 18 juillet 1610 sous le soleil de la petite plage déserte de Porto Ercole alors qu'il avait en tête de rejoindre Rome pour obtenir la grâce du pape. 
Peine perdue, le sort en décide autrement. 
Il serait mort de fièvre, probablement de la malaria, 
complètement seul. 

dimanche 23 septembre 2018

Pieter Stampfli, pionnier du Pop Art

Pieter Stämpfli, Make up, 1963-64, courtesy galerie Vallois

Ecoutez ici ⏩ la chronique radio, avec la voix de Pieter Stämpfli

C'est une soirée de vernissage comme tant d'autres dans cette galerie parisienne prisée des amateurs d'art. Ce 13 septembre 2018, amis et collectionneurs sont au rendez-vous. Tous se retrouvent dans les deux espaces de la galerie Vallois rue de Seine pour découvrir les oeuvres pop-art de Pieter Stämpfli. De grandes toiles colorées qui montrent des peintures lisses des objets du quotidien. Au-delà de l'image, c'est l'idée de l'image, celle d'une société de consommation qui débarque dans les foyers à l'époque où ces œuvres sont créées. On est en 1963 et 1964. Pieter Stämpfli vient de découvrir les artistes américains et anglo-saxons, les pionniers du Pop Art. Il ne s'en détachera plus, happé par la nouvelle vague.

Aujourd'hui, âgé de 81 ans, le peintre suisse a toujours l'oeil alerte. D'un seul regard, je comprends qu'il est rôdé aux expositions et qu'il a toujours autant de rigueur que d'énergie. Je l'embarque dans le bureau à l'arrière de la galerie pour lui arracher quelques mots. Le micro en place, il hésite un instant, se recale sur sa petite chaise, semble un peu gêné.

"C'est juste un enregistrement radio"
"Oui" me dit-il.

Et il se met à me raconter l'histoire de ces objets du quotidien, images de la culture populaire qui ont accompagné toute sa création et rappellent les oeuvres d'Andy Warhol ou de Roy Lichtenstein. Mais à la différence de ces deux stars du Pop Art, Pieter Stämpfli est beaucoup moins connu du grand public. Pourtant, lorsque Warhol fait la première exposition de ses célèbres boîtes de soupe Campbell en 1962, Stämpfli, lui, de l'autre côté de l'Atlantique, commence à peindre ses objets du quotidien sentant qu'il est au début d'une nouvelle ère. Il me souffle que les œuvres exposées ce soir sont très importantes pour lui, qu'il les a gardées toute sa vie, que pendant tout ce temps, il ne souhaitait pas s'en séparer, car elles sont les seules rescapées d'un incendie qui a ravagé son atelier en 1990. Une centaine de toiles de cette période sont alors parties en fumée. Puis, finalement, face à l'enthousiasme de son galeriste, l'artiste a cédé. Après tout, il faut bien que ces œuvres soient montrées. Un succès, puisque dès ce premier soir, la directrice de la galerie m'indique que la moitié des œuvres sont déjà vendues. 
Ici,
un fer à repasser,
un frigidaire,
là un lavabo ou encore une chope de bière,
une jeune femme se maquillant...

On se croirait en plein dans un catalogue de publicité pour produits de consommation des années 1950. A la différence que sous le pinceau de Pieter Stampfli, les images sont parfaitement peintes. Les nuances sont belles, les traits séduisants. Le tour de force : l'artiste parvient à nous faire oublier la banalité du sujet. On ne voit plus que la beauté du trait qui ressort sur un fond absolument neutre, blanc le plus souvent. Pourquoi s'est-il autant intéresser à ce nouveau genre artistique ? Parce qu'il s'est mis à regarder la peinture anglo-saxonne et américaine alors qu'il s'installait à Paris en 1959. Ses expérimentations l'ont ensuite mené à regarder les voitures et les pneus. Le pneu et la trace de pneu sont un leitmotiv chez lui. Il y voit un symbole de notre époque. Mais aussi une forme géométrique passionnante à peindre et à agrandir, jusqu'à l'abstraction. Il le dit, son vœu aujourd'hui est de laisser une trace, celle d'un peintre qui aurait vu tout de suite, en observant, quels ont été les grands changements de son époque. C'est un peu comme ça qu'il définit un bon peintre. Celui qu'on n'oubliera pas, qui restera. A ce titre, il a aussi créé une fondation d'art à Sitgès, sa ville de coeur près de Barcelone en Espagne. Plusieurs dons spontanés d'oeuvres d'art sont déjà venus enrichir la collection. Là aussi, il y a cette volonté de laisser une trace...

La galerie Vallois compte retracer la carrière du peintre à travers une série d'expositions à venir sur des périodes clefs de sa vie. A la fin de l'interview, il m'explique que toute son aventure artistique a véritablement commencé lorsqu'il voit une exposition à la Kunsthalle de Bâle en 1958, la première sur l'expressionnisme abstrait avec Pollock, Klein, Rothko...une vision qui va changer sa vie, le décidant à venir s'installer à Paris et à abandonner la peinture académique.
Une émotion qui fait toujours briller son regard.

L'exposition "Stämpfli Pop (1963-1964)" est visible jusqu'au 20 octobre galerie Vallois au 33 et 36 rue de Seine à Paris.

lundi 10 septembre 2018

Deux tapisseries des Gobelins pour le IIIe Reich

Elles sont montrées pour la première fois au public dans l'exposition "Au Fil du Siècle, 1918-2018, chefs-d'oeuvre de la tapisserie" présentée à la Galerie des Gobelins. 
Deux tapisseries commandées sous l'Occupation, en avril 1941, à la Manufacture des Gobelins. 

La première, un globe terrestre, pour décorer le musée privé de la résidence de Carinhall de Goering, et ainsi rejoindre plusieurs autres œuvres d'art issues de pillages déjà en sa possession. 
La seconde pièce, un char de taureaux, qui devait orner l'hôtel de Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du régime nazi. A l'origine, quatre tapisseries devaient constituer la commande du IIIe Reich qui s'élevait à 1,4 million de francs. 

Mobilier national, Galerie des Gobelins / Thibaut Chapotot

Les liciers de la Manufacture ont tout fait pour en retarder l'exécution au point de la confier finalement à des artisans privés. 
Mais il y a bien la marque de la Manufacture sur le tissu, aux côtés de la croix gammée et de l'aigle nazi. 
La commande aurait en effet été acceptée à l'époque en échange de la libération de liciers français retenus dans le cadre du STO en Allemagne. Deux des tapisseries furent finalement envoyées à Berlin en juin 1944, d'après des cartons de l'artiste allemand pro-nazi Werner Peiner.

Elles sont ensuite retrouvées par les Alliés puis rapatriées en France à la fin de la guerre où elles sont directement entremises dans les réserves du Louvre dont elles n'étaient jamais sorties, avant l'exposition actuelle, qui les dévoile pour la première fois au public français. 
Il s'agit d'une page sombre de la Manufacture sur laquelle des recherches restent encore à mener pour raconter cette histoire de guerre plus en détails.

L'exposition est à voir encore jusqu'au 4 novembre 2018.

Le Mobilier National ouvre ses réserves pour la première fois au public

A l'occasion des Journées Européennes du Patrimoine, qui se tiendront les 15 et 16 septembre 2018, l'institution, créée en 1935, ouvrira ses réserves pour la première fois au public. A l'intérieur de l'édifice construit par l'architecte Auguste Perret, c'est une des plus prestigieuses collections de meubles au monde qui est conservée. C'est également l'occasion de visiter l'atelier de restauration et l'atelier de recherche et de création en compagnie de liciers professionnels. 
En province, pour ces Journées, la manufacture de la Savonnerie à Lodève, les ateliers conservatoires de dentelle d'Alençon et du Puy-en-Velay ainsi que la manufacture de basse lice de Beauvais seront également ouverts au public. 

Photo Mobilier National
A Paris, l'exposition actuelle "Au Fil du siècle, 1918-2018, chefs-d'oeuvre de la tapisserie" est prolongée jusqu'au 4 novembre. Immersion chronologique et colorée au sein des fleurons de la collection de tapisseries conservée au Mobilier National, cette exposition permet de croiser les plus grands noms de la création du 20e siècle, jusqu'à aujourd'hui. D'abord remise sur les rails au ralenti dans la France d'après-guerre, la production textile va petit à petit reprendre des couleurs en faisant appel aux artistes contemporains les plus renommés. Ce nouvel élan est surtout favorisé par l'organisation de l'Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels qui ouvre ses portes au Grand Palais en 1925. Les manufactures nationales y tiennent une place d'honneur et peuvent montrer leur savoir-faire. A cette époque, la mode est à l'exotisme et les représentations montrent souvent un ailleurs fantasmé, reflet du regard colonial. Rebelote en 1937 avec la grande exposition des Arts et Techniques appliqués à la vie moderne qui réunit par moins de 80 pays dans la capitale. La Manufacture des Gobelins y tient fièrement son pavillon. C'est l'époque de Raoul Dufy, Jean Lurçat, Marcel Gromaire et Jean Dubreuil, des peintres qui donnent un souffle nouveau à la production, en créant dans les ateliers d'Aubusson des pièces qui sont toujours des références du genre. Mais l'arrivée de la Seconde Guerre interrompt pour un temps cette renaissance, entraînant même des commandes que l'histoire voudrait oublier, de la part du Reich. Deux de ces tapisseries exécutées pour les nazis sont aujourd'hui conservées au Louvre et au Musée d'Art Moderne. Après guerre, les temps changent, les commandes aussi. On s'adresse alors à Matisse et aux avant-gardes du modernisme, Miro, Picasso, Delaunay puis, au fil du temps, à Hans Hartung ou Zao Wou-Ki, l'abstraction prend le pas sur la figuration. On tisse désormais d'après Arp et Kandinsky, ce que montre avec audace la galerie Denise René en 1952. Puis, ce sera au tour de l'art cinétique de sublimer la tapisserie, un mouvement très en vogue à la fin des années 1960, avec les œuvres de Victor Vasarely. Il s'épanouit avec la commande du président Georges Pompidou à l'artiste Yaacov Agan qui donne naissance à une véritable architecture cinétique recouvrant le sol et le plafond de l’Élysée de 189 couleurs. 

Notre époque actuelle privilégie l'inventivité et l'utilisation de nouvelles techniques pour que l'art de la tapisserie se renouvelle encore. Les liciers ne cessent de dialoguer avec les artistes d'art contemporain, ce dont témoigne la belle composition tissée d'Alain Séchas réalisée cette année et représentant une "Carte du Japon", invention rêvée et onirique. On reste frappé par la fluidité des lignes et la spontanéité de la couleur. Ici, tapisserie et peinture ne font plus qu'un, dans une jolie illusion d'optique.

mercredi 18 juillet 2018

Les galeries d'art : en quête de nouveaux modèles ?

Le constat est sans appel: il y a bien un marché de l'art contemporain à deux vitesses. Les éléphants prospèrent, les petites boutiques souffrent et, entre les deux, l'offre pléthorique des foires fait tourner les têtes. Pour contrer cette mécanique infernale, de nouvelles initiatives apparaissent. Désormais, il ne faut plus parler de galerie, mais de project-space, d'artists-run-space, de gallery-sharing ou de tiers-lieu. Lire la suite ici, p.62.