dimanche 30 septembre 2018

Le procès de Caravage


🎧 Ecoutez la chronique sonore
Caravage. 
Il suffit de dire son nom et des images extraordinaires de la peinture baroque nous viennent à l'esprit. Caravage, 
le génie du clair-obscur, l'anticonformiste, le peintre du réalisme dont les pieds sales des saints ou le ventre gonflé de la Vierge ont fait scandale. 
Caravage, 
ce peintre lombard qui travailla pour les cardinaux les plus puissants, attisa les jalousies et engendra une série de suiveurs qui ont marqué leur temps, les Caravagesques. 
Depuis le 21 septembre, une exposition sur ses années romaines a ouvert ses portes au musée Jacquemart-André à Paris : 
"Caravage à Rome, amis et ennemis". 
Le titre en lui-même est un tableau. 
Toute la presse était là, avide de voir dix peintures de la main du maître, dont sept n'ont jamais été exposées en France. Dans cette toute petite exposition, ces dix chefs-d'oeuvre confrontent le peintre ténébreux à ses contemporains, amis admirés ou ennemis de rixe. Car Le Caravage, s'il est le protégé du puissant cardinal del Monte et du richissime banquier génois Ottavio Costa, il passe aussi ses nuits dans les bas-fonds de la Rome baroque, peu scrupuleux à l'égard des autres peintres qu'il juge sans mâcher ses mots. Il a sa liste des bons et des mauvais et semble la partager à qui veut bien l'entendre. On peut citer Le Cavalier d'Arpin, un personnage majeur dans la vie du peintre, chez qui il travailla un temps pour exécuter des natures mortes et des corbeilles de fruits. D'abord maître et ami, les deux artistes deviendront bientôt rivaux. De la même manière pour Orazio Borgiani, un ennemi, la main toujours sur l'épée, dont on peut admirer un puissant David et Goliath dans l'exposition. 
"C'est bien dégoulinant et bien gore"
s'exclame le commissaire de l'exposition Pierre Curie à son propos, en détaillant les confrontations incessantes que se livraient les artistes romains. "Valentin de Boulogne meurt dans une fontaine, Le Cavalier d'Arpin est impliqué dans des histoires de bandes rivales, Ribera se bat souvent" continue le commissaire, friand d'anecdotes. Ses explications nous embarquent dans le quotidien de ces artistes au sang chaud. Comme si l'art de Caravage avait bouleversé autant les esprits de ses contemporains que l'histoire de l'art en train de se faire. Les peintures sont aussi démesurées que les pugilats entre confrères.

Derrière le sujet biblique de l'extraordinaire peinture représentant Judith décapitant Holopherne c'est bien la violence des bandes rivales qui transparaît. Celles qui s'affrontent sur le pont des Anges devant les têtes coupées des fauteurs de trouble qui y sont exhibées. Pillards, assassins, proscrits politiques, la Rome de la fin du XVIe siècle connaît une période de violence accrue qui recense plus de 25 000 brigands armés jusqu'au dents. 
Et les meurtres sont le lot du quotidien. 
La première partie de l'exposition est justement consacrée à ces têtes coupées, sujet à tonalité religieuse à la mode mais aussi teinté de réalisme et de sordide, celui de la rue et de la justice de l'époque. Rappelons que c'est en 1599 que Béatrice Cenci, âgée de 22 ans, est condamnée à Rome à la décapitation pour parricide. Une histoire qui a défrayé la chronique. 
La même année, Caravage peint sa Judith. 
A-t-il assisté à la condamnation ? 

Embarqué à plusieurs reprises dans des confrontations violentes, l'artiste va finir par être condamné à la prison après un procès qui l'oppose à un autre peintre, Giovanni Baglione. Celui-ci porte plainte suite à des libelles qui circulent dans Rome. En fait, des poèmes satyriques qui dénoncent Baglione pour plagiat, le ridiculisent, le traitent de mauvais peintre. 
Rome est hilare. 
Ces paroles seraient signées de Caravage et de ses compères, le peintre Orazio Gentileschi et l'architecte Onorio Longhi. Baglione porte donc plainte pour diffamation contre Caravage. Mais c'était compter sans l'audace, l'arrogance et la désinvolture du plus grand peintre baroque qui semble intouchable. Ce dernier sortira de prison un mois plus tard grâce à l'intercession de Philippe de Béthune, ambassadeur du roi de France. 

Dans l'exposition, l'histoire de ce procès est racontée à travers le tableau de Giovanni Baglione représentant L'Amour sacré terrassant l'Amour profane. Et sous les traits du satyre à gauche de la composition, on peut justement reconnaître le visage de Caravage. Baglione a voulu définitivement porter un coup - de pinceau cette fois - à son ennemi juré.  Caravage avait peint, une année avant, un tableau représentant un Amour profane rigolard, qui sera beaucoup plus apprécié que l'oeuvre de Baglione qui fera rapidement figure de pâle copie.

Après cet épisode, les problèmes judiciaires ne cesseront pas. Caravage multiplie les exactions jusqu'au coup fatal, qu'il porte à Ranuccio Tomassoni le soir du 28 mai 1606, le tuant sur le champ. Lui-même blessé, Caravage doit fuir Rome et se réfugie d'abord chez la puissante famille des Colonna avant de gagner Naples où il peindra à nouveau des chefs-d'oeuvre. Condamné à mort par décapitation, il ne reviendra jamais à Rome, théâtre de ses plus beaux exploits artistiques. 

Mort à 38 ans comme Pascal,Van Gogh, Rimbaud, écrit Dominique Fernandez dans le roman qu'il consacre à l'artiste. Génie incontesté de la peinture à la personnalité complexe, Caravage meurt le 18 juillet 1610 sous le soleil de la petite plage déserte de Porto Ercole alors qu'il avait en tête de rejoindre Rome pour obtenir la grâce du pape. 
Peine perdue, le sort en décide autrement. 
Il serait mort de fièvre, probablement de la malaria, 
complètement seul. 

dimanche 23 septembre 2018

Pieter Stampfli, pionnier du Pop Art

Pieter Stämpfli, Make up, 1963-64, courtesy galerie Vallois

Ecoutez ici ⏩ la chronique radio, avec la voix de Pieter Stämpfli

C'est une soirée de vernissage comme tant d'autres dans cette galerie parisienne prisée des amateurs d'art. Ce 13 septembre 2018, amis et collectionneurs sont au rendez-vous. Tous se retrouvent dans les deux espaces de la galerie Vallois rue de Seine pour découvrir les oeuvres pop-art de Pieter Stämpfli. De grandes toiles colorées qui montrent des peintures lisses des objets du quotidien. Au-delà de l'image, c'est l'idée de l'image, celle d'une société de consommation qui débarque dans les foyers à l'époque où ces œuvres sont créées. On est en 1963 et 1964. Pieter Stämpfli vient de découvrir les artistes américains et anglo-saxons, les pionniers du Pop Art. Il ne s'en détachera plus, happé par la nouvelle vague.

Aujourd'hui, âgé de 81 ans, le peintre suisse a toujours l'oeil alerte. D'un seul regard, je comprends qu'il est rôdé aux expositions et qu'il a toujours autant de rigueur que d'énergie. Je l'embarque dans le bureau à l'arrière de la galerie pour lui arracher quelques mots. Le micro en place, il hésite un instant, se recale sur sa petite chaise, semble un peu gêné.

"C'est juste un enregistrement radio"
"Oui" me dit-il.

Et il se met à me raconter l'histoire de ces objets du quotidien, images de la culture populaire qui ont accompagné toute sa création et rappellent les oeuvres d'Andy Warhol ou de Roy Lichtenstein. Mais à la différence de ces deux stars du Pop Art, Pieter Stämpfli est beaucoup moins connu du grand public. Pourtant, lorsque Warhol fait la première exposition de ses célèbres boîtes de soupe Campbell en 1962, Stämpfli, lui, de l'autre côté de l'Atlantique, commence à peindre ses objets du quotidien sentant qu'il est au début d'une nouvelle ère. Il me souffle que les œuvres exposées ce soir sont très importantes pour lui, qu'il les a gardées toute sa vie, que pendant tout ce temps, il ne souhaitait pas s'en séparer, car elles sont les seules rescapées d'un incendie qui a ravagé son atelier en 1990. Une centaine de toiles de cette période sont alors parties en fumée. Puis, finalement, face à l'enthousiasme de son galeriste, l'artiste a cédé. Après tout, il faut bien que ces œuvres soient montrées. Un succès, puisque dès ce premier soir, la directrice de la galerie m'indique que la moitié des œuvres sont déjà vendues. 
Ici,
un fer à repasser,
un frigidaire,
là un lavabo ou encore une chope de bière,
une jeune femme se maquillant...

On se croirait en plein dans un catalogue de publicité pour produits de consommation des années 1950. A la différence que sous le pinceau de Pieter Stampfli, les images sont parfaitement peintes. Les nuances sont belles, les traits séduisants. Le tour de force : l'artiste parvient à nous faire oublier la banalité du sujet. On ne voit plus que la beauté du trait qui ressort sur un fond absolument neutre, blanc le plus souvent. Pourquoi s'est-il autant intéresser à ce nouveau genre artistique ? Parce qu'il s'est mis à regarder la peinture anglo-saxonne et américaine alors qu'il s'installait à Paris en 1959. Ses expérimentations l'ont ensuite mené à regarder les voitures et les pneus. Le pneu et la trace de pneu sont un leitmotiv chez lui. Il y voit un symbole de notre époque. Mais aussi une forme géométrique passionnante à peindre et à agrandir, jusqu'à l'abstraction. Il le dit, son vœu aujourd'hui est de laisser une trace, celle d'un peintre qui aurait vu tout de suite, en observant, quels ont été les grands changements de son époque. C'est un peu comme ça qu'il définit un bon peintre. Celui qu'on n'oubliera pas, qui restera. A ce titre, il a aussi créé une fondation d'art à Sitgès, sa ville de coeur près de Barcelone en Espagne. Plusieurs dons spontanés d'oeuvres d'art sont déjà venus enrichir la collection. Là aussi, il y a cette volonté de laisser une trace...

La galerie Vallois compte retracer la carrière du peintre à travers une série d'expositions à venir sur des périodes clefs de sa vie. A la fin de l'interview, il m'explique que toute son aventure artistique a véritablement commencé lorsqu'il voit une exposition à la Kunsthalle de Bâle en 1958, la première sur l'expressionnisme abstrait avec Pollock, Klein, Rothko...une vision qui va changer sa vie, le décidant à venir s'installer à Paris et à abandonner la peinture académique.
Une émotion qui fait toujours briller son regard.

L'exposition "Stämpfli Pop (1963-1964)" est visible jusqu'au 20 octobre galerie Vallois au 33 et 36 rue de Seine à Paris.

lundi 10 septembre 2018

Deux tapisseries des Gobelins pour le IIIe Reich

Elles sont montrées pour la première fois au public dans l'exposition "Au Fil du Siècle, 1918-2018, chefs-d'oeuvre de la tapisserie" présentée à la Galerie des Gobelins. 
Deux tapisseries commandées sous l'Occupation, en avril 1941, à la Manufacture des Gobelins. 

La première, un globe terrestre, pour décorer le musée privé de la résidence de Carinhall de Goering, et ainsi rejoindre plusieurs autres œuvres d'art issues de pillages déjà en sa possession. 
La seconde pièce, un char de taureaux, qui devait orner l'hôtel de Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du régime nazi. A l'origine, quatre tapisseries devaient constituer la commande du IIIe Reich qui s'élevait à 1,4 million de francs. 

Mobilier national, Galerie des Gobelins / Thibaut Chapotot

Les liciers de la Manufacture ont tout fait pour en retarder l'exécution au point de la confier finalement à des artisans privés. 
Mais il y a bien la marque de la Manufacture sur le tissu, aux côtés de la croix gammée et de l'aigle nazi. 
La commande aurait en effet été acceptée à l'époque en échange de la libération de liciers français retenus dans le cadre du STO en Allemagne. Deux des tapisseries furent finalement envoyées à Berlin en juin 1944, d'après des cartons de l'artiste allemand pro-nazi Werner Peiner.

Elles sont ensuite retrouvées par les Alliés puis rapatriées en France à la fin de la guerre où elles sont directement entremises dans les réserves du Louvre dont elles n'étaient jamais sorties, avant l'exposition actuelle, qui les dévoile pour la première fois au public français. 
Il s'agit d'une page sombre de la Manufacture sur laquelle des recherches restent encore à mener pour raconter cette histoire de guerre plus en détails.

L'exposition est à voir encore jusqu'au 4 novembre 2018.

Le Mobilier National ouvre ses réserves pour la première fois au public

A l'occasion des Journées Européennes du Patrimoine, qui se tiendront les 15 et 16 septembre 2018, l'institution, créée en 1935, ouvrira ses réserves pour la première fois au public. A l'intérieur de l'édifice construit par l'architecte Auguste Perret, c'est une des plus prestigieuses collections de meubles au monde qui est conservée. C'est également l'occasion de visiter l'atelier de restauration et l'atelier de recherche et de création en compagnie de liciers professionnels. 
En province, pour ces Journées, la manufacture de la Savonnerie à Lodève, les ateliers conservatoires de dentelle d'Alençon et du Puy-en-Velay ainsi que la manufacture de basse lice de Beauvais seront également ouverts au public. 

Photo Mobilier National
A Paris, l'exposition actuelle "Au Fil du siècle, 1918-2018, chefs-d'oeuvre de la tapisserie" est prolongée jusqu'au 4 novembre. Immersion chronologique et colorée au sein des fleurons de la collection de tapisseries conservée au Mobilier National, cette exposition permet de croiser les plus grands noms de la création du 20e siècle, jusqu'à aujourd'hui. D'abord remise sur les rails au ralenti dans la France d'après-guerre, la production textile va petit à petit reprendre des couleurs en faisant appel aux artistes contemporains les plus renommés. Ce nouvel élan est surtout favorisé par l'organisation de l'Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels qui ouvre ses portes au Grand Palais en 1925. Les manufactures nationales y tiennent une place d'honneur et peuvent montrer leur savoir-faire. A cette époque, la mode est à l'exotisme et les représentations montrent souvent un ailleurs fantasmé, reflet du regard colonial. Rebelote en 1937 avec la grande exposition des Arts et Techniques appliqués à la vie moderne qui réunit par moins de 80 pays dans la capitale. La Manufacture des Gobelins y tient fièrement son pavillon. C'est l'époque de Raoul Dufy, Jean Lurçat, Marcel Gromaire et Jean Dubreuil, des peintres qui donnent un souffle nouveau à la production, en créant dans les ateliers d'Aubusson des pièces qui sont toujours des références du genre. Mais l'arrivée de la Seconde Guerre interrompt pour un temps cette renaissance, entraînant même des commandes que l'histoire voudrait oublier, de la part du Reich. Deux de ces tapisseries exécutées pour les nazis sont aujourd'hui conservées au Louvre et au Musée d'Art Moderne. Après guerre, les temps changent, les commandes aussi. On s'adresse alors à Matisse et aux avant-gardes du modernisme, Miro, Picasso, Delaunay puis, au fil du temps, à Hans Hartung ou Zao Wou-Ki, l'abstraction prend le pas sur la figuration. On tisse désormais d'après Arp et Kandinsky, ce que montre avec audace la galerie Denise René en 1952. Puis, ce sera au tour de l'art cinétique de sublimer la tapisserie, un mouvement très en vogue à la fin des années 1960, avec les œuvres de Victor Vasarely. Il s'épanouit avec la commande du président Georges Pompidou à l'artiste Yaacov Agan qui donne naissance à une véritable architecture cinétique recouvrant le sol et le plafond de l’Élysée de 189 couleurs. 

Notre époque actuelle privilégie l'inventivité et l'utilisation de nouvelles techniques pour que l'art de la tapisserie se renouvelle encore. Les liciers ne cessent de dialoguer avec les artistes d'art contemporain, ce dont témoigne la belle composition tissée d'Alain Séchas réalisée cette année et représentant une "Carte du Japon", invention rêvée et onirique. On reste frappé par la fluidité des lignes et la spontanéité de la couleur. Ici, tapisserie et peinture ne font plus qu'un, dans une jolie illusion d'optique.