mardi 27 novembre 2018

Métamorphoses industrielles, sous l'oeil de Guillaume Gehannin


Guillaume Gehannin est un explorateur du temps et de l'espace, armé de sa caméra. Mais il s'agit du temps d'aujourd'hui et de l'espace qui nous entoure, ces territoires que l'on côtoie sans les voir, que l'on ressent sans oser les regarder. Réalisée comme un journal intime, ou plutôt comme une partie de campagne filmée comme il aime à le dire, son exposition "En cas de déclenchement des sirènes, évacuez la zone" à la Progress Gallery à Paris présente une série de films qui défrichent les zones anciennement industrielles, abandonnées de toute présence humaine, ou qui décrivent des espaces périurbains, dont l'activité est en continuel mouvement, rythmée par les allées et venues des camions, le passage des ouvriers, les rires et les insouciances de jeunes gens venus faire une pause face à ces paysages du XXIe siècle qui amènent la question de la destruction, de l'oubli et de la survivance. Né en 1988, Guillaume Gehannin manie aussi bien le pinceau que la caméra. Diplômé de l'Ecole nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy et de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, il présente en 2016 son premier long-métrage "Risque d'Atmosphère Explosive" en sélection au FID, le Festival International de Marseille, un film qui parlait déjà de ces zones industrielles abandonnées. Et pour rappeler qu'il filme comme il peint, l'artiste expose en introduction de son exposition une grande peinture aux airs un peu fauvistes. L'industrialisation de masse a détruit la nature et les champs. Ce sont dans ces zones incertaines que Guillaume Gehannin et ses amis ont trouvé leur terrain de jeu, fascinés par ces territoires qui sont devenus leur environnement du quotidien. Aller s'y perdre était aussi une histoire de rituel entre amis. C'est aussi le portrait d'une génération, souligne l'artiste, la sienne, celle qui a vécu proche de ces nombreuses zones qui émaillent le territoire français. Guillaume Gehannin est à sa manière un naturaliste et un archéologue du temps bien présent, celui que l'on voit sans artifices, qui s'impose à nous, qui vibre des battement du cœur de l'activité humaine, ou qui parfois a fini de battre et se retrouve dans le désœuvrement, le silence des pierres, des déchets et du sable. Ici, l'ancienne cheminée d'usine fonctionnait à plein régime il y a quelques années, là, une décharge évoque la survivance d'éléments organiques complètement déshumanisés. Guillaume Gehannin veut capter sur le vif des moments qu'il trouve extraordinaires. Son émerveillement est celui du détail qui éclaire l'ordinaire. Le cadrage, la lumière, le mouvement de la caméra sont autant d'outils pour peindre, comme les impressionnistes en leur temps, ces zones grises qui bordent les boucles de la Seine. Au fil de l'eau, Guillaume Gehannin navigue, marche, gambade, franchit des barrières interdites, regarde le béton, l'acier, le silex...même si le chantier est interdit au public. Attention zone dangereuse! Ainsi, des paysages s'esquissent et changent au fur et à mesure du temps, car le réalisateur construit un récit, dans le temps justement, revient à plusieurs reprises sur les mêmes endroits, à des époques différentes. En tout, les films montrent, ou plutôt racontent, huit lieux qui suivent la Seine, du Havre au Val-de-Marne en passant par les Yvelines et le port de Gennevilliers. Huit lieux qui ont chacun subi une transformation liée à l'industrialisation. Flux et reflux de marchandises, flux et reflux d'hommes, telle une grande fresque que Guillaume Gehannin n'a pas fini de raconter. On se dit en effet que cette histoire peut durer toute une vie, voire même plus. Et c'est bien là que le regard de l'artiste nous conduit en pleine humanité et en pleine poésie du témoignage, révélées par des instants, tour à tour mélancoliques ou merveilleux. Guillaume Gehannin ne cache pas non plus sa passion pour les impressionnistes. Comme ces peintres en leur temps, il filme sur le motif, capte la couleur et ses nuances, les vibrations de la lumière. La référence est claire et assumée. Deux vidéos, installées côte à côte dans l'exposition, montrent le Havre, une ville qui a très tôt, beaucoup questionné Guillaume Gehannin. Il en a regardé l'architecture post-guerre, celle de la reconstruction et surtout, les raffineries qui l'entourent, celle de Total à Harfleur et celle de ExxonMobil à Notre-Dame de Gargenville, jusqu'au port d'Antifer, terminal pour les super-pétroliers. Le feuilleton filmé de l'artiste prend ici une tournure plus engagée. Montrer, faire voir, pour témoigner, garder trace, faire réfléchir. Et lorsque Guillaume Gehannin parle de son expérience filmique sur la décharge sauvage de Dollemard, lieu abandonné par excellence,c'est aussi le péril écologique qu'il entrevoit. Pareillement, sur la décharge de Carrières-sous-Poissy qu'il est allé explorer, juste à côté des habitations, sur une ancienne zone maraîchère, aujourd'hui un no man's land, autour duquel les habitants viennent quand même tenter de jardiner...
"En cas de déclenchement des sirènes, évacuez la zone", est une exposition à voir à la Progress Galerie 4 bis passage de la Fonderie à Paris encore quelques jours jusqu'à samedi 1er décembre. Un titre que Guillaume Gehannin a choisi en référence à un panneau vu sur le port du Havre dans une zone seveso à risque qui avait pris feu à cause de torchères folles. L'équilibre de ces zones est fragile, bien que très bien réglé. Une exposition, composée de plusieurs films, qui touche à la poésie et au réalisme, qui fait se confronter les regards insouciants d'un groupe de jeunes face aux traces qui restent d'un monde en proie à l'hyper-industrialisation. Des traces qui gardent en elles des souvenirs, traces de passages humains et mécaniques, mais aussi traces de pollution invisible sur une terre de plus en plus fragile. L'exposition de Guillaume Gehannin est une exploration sociologique subtile sur notre temps présent et ses métamorphoses.

lundi 26 novembre 2018

Bernar Venet, retour à la genèse d'une création

avec les voix de Bernar Venet et Alexandre Quoi

Au Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice, la nouvelle exposition consacrée à Bernar Venet attire un public nombreux et intrigué qui vient voir l'enfant du pays. Bernar Venet, connu aujourd'hui pour ses sculptures monumentales, a été, dans les années 1960, un pionnier de l'art conceptuel en France. Fasciné par Marcel Duchamp, il veut lui aussi bousculer la notion d’œuvre d'art, tente même d'échapper à toute rapport subjectif entre l'artiste et son œuvre. Il commence alors des séries de dessins techniques réalisés à partir de documents industriels. Mais ses premiers travaux, qu'il appelle lui-même "création monosémique", ne remportent pas le succès espéré à l'époque. Il s'embarque alors pour les Etats-Unis, vit dans des conditions au début très difficiles, mais chance inestimable, il côtoie à New York Arman et les minimalistes américains, Donald Judd, Sol LeWitt et Dan Flavin. Un milieu qui l'accueille à bras ouverts et grâce auquel il peut enfin s'épanouir. Alors que le Musée d'Art Contemporain de Lyon présente en ce moment, une grande rétrospective de l'artiste, le MaMac de Nice a choisi, en parallèle, de revenir sur des années oubliées, la décennie 1966-1976, une période fructueuse, fondatrice, genèse d'un art conceptuel qui permet de comprendre tous les développements ultérieurs du travail de l'artiste comme le souligne Alexandre Quoi, commissaire de l'exposition. Et que cette exposition, petite par la taille, mais si importante par son contenu, se passe à Nice, c'est évidemment une grande émotion pour Bernar Venet, comme il nous le confie, la voix fragile et le regard un peu embué qui embrasse d'un mouvement les première œuvres de sa vie. Cette exposition sur ses années conceptuelles est aussi la réparation d'une injustice, qui arrive tardivement alors que l'artiste a 77 ans aujourd'hui. En effet, les musées français ont longtemps boudé l'artiste. Mais que voit-on dans l'exposition ? Une production artistique appelée art conceptuel qui s'interroge sur la notion même d'oeuvre d'art et qui peut nous sembler, à bien des égards, dépourvue de toute notion d'esthétisme. Est-ce vraiment encore de l'art se surprend-on à chuchoter devant cette grande reproduction photographique d'une page d'un manuel de chimie ou devant cette formule mathématique peinte en grand ? Une fascination pour les sciences ? Non, absolument pas, répond Bernar Venet, un peu agacé par cette rengaine qu'on lui ressert à chaque fois, mais un besoin de dépasser les frontières jusqu'à une abstraction absolue. L'art conceptuel est une recherche artistique radicale et moderne qui s'interroge sur la notion d'art. L'art n'est plus un tableau ou une sculpture, il s'ouvre à de nouveaux champs d'investigation explique Alexandre Quoi. En 1967, Bernar Venet rédige un manifeste dans lequel il annonce son arrêt définitif de la peinture, qu'il programme à l'année 1970. Il lui reste donc trois ans pour réaliser les performances, enregistrements sonores et autres photographies qu'il prévoit. Quel autre artiste a ainsi programmé sa fin ? Le destin, cependant, en décidera autrement lorsque le New York Cultural Center organise une rétrospective de l'artiste en 1971. A partir de ce moment, les propositions vont arriver, notamment de célèbres galeries, comme celle de Daniel Templon à Paris. Et même si l'artiste cesse de créer quelques années, il reprendra finalement son travail en 1976, mais sous une forme un peu différente, qui le mènera bientôt à la sculpture monumental. Au-delà de découvrir les premières créations conceptuelles de Bernar Venet, l'exposition du MaMac de Nice est aussi l'occasion de se replonger dans une époque où la modernité en art s'exprime avec force des deux côtés de l'Atlantique. L'occasion de replacer l'artiste au milieu des grands noms de l'art moderne, les Duchamp, Arman ou Martial Raysse qu'il a bien connus.

L'exposition "Bernar Venet, Les années conceptuelles, 1966-1976" est présentée jusqu'au 13 janvier au Musée d'Art moderne et d'Art Contemporain de Nice. A voir également, la rétrospective de l'artiste au Musée d'Art Contemporain de Lyon présentée jusqu'au 6 janvier.