mercredi 26 juin 2019

Vincent Bioulès, Primitif moderne


Vincent Bioulès, Donnafugata, huile sur toile, 2016, 150x200

Je ne connaissais pas particulièrement la peinture de Vincent Bioulès avant de découvrir la rétrospective que lui consacre actuellement le musée Fabre de Montpellier. Tout au plus avais-je peut-être croisé quelques-uns de ces tableaux en reproduction, notamment ses paysages, dont certains sont très connus.

Or immédiatement, la visite de l’exposition m’a procuré un sentiment de réjouissance, de plaisir. Plus je regardais, plus je me délectais de la matière, des couleurs, de la lumière et plus j’avais la sensation d’entrer dans une immense toile aux variations infinies, comme si, sur les chemins de Bioulès, se déclinaient à la fois le souvenir de tableaux aimés de l’ancienne peinture médiévale, les premières constructions de paysages d’un Giotto ou d’un Pisanello, mêlées à quelques réminiscences de vitraux ou de tapisseries millefiori, et l’évolution vers la modernité depuis la période plus affirmée, très construite, raisonnée, d’un Piero della Francesca et d’un Fra Angelico (peintre admiré par Bioulès), jusqu’au regard avant-gardiste et pur de Matisse. Mais étrangement, dans cette grande traversée, les paysages de Bioulès ne regardent que peu l’impressionnisme. Car finalement, l’artiste aime le radical, l’aplat, le dessin, la ligne, le contour même. Plus proche d’un Marquet que d’un Monet, plus métaphysique que sentimental, Bioulès peint certes sur le motif, mais y ajoute une dimension spirituelle, presqu’irréaliste, campant parfois des formes très simples, proches d’un vocabulaire naïf, et donne ainsi à certaines toiles une beauté physique, primitive, arcadienne même. L’idée d’un idéal perdu, d’un ailleurs intérieur, à la frontière entre réalité et fantasme, comme Giorgio Bassani a pu rêver en littérature le jardin des Finzi Contini.

Des toiles en quelque sorte déconstruites pour mieux renaître avec la consistance d’une longue imprégnation, d’une longue compréhension de ce que peut être l’idée de représentation, comme si chaque tableau me parlait tout à coup d’une question fondamentale de peinture, que ce soit le paysage, la fenêtre, le portrait, l’absence de figuration même. Oui, l’absence de figuration, j’insiste sur cette expression, car j’ai aussi eu la sensation profonde que Vincent Bioulès n’a jamais été un peintre abstrait, malgré ce qui a été dit souvent à son sujet. Ses grands monochromes m’ont plutôt semblé être une expérimentation, un passage obligé, le désir de repousser les limites, et non d’anéantir, pour mieux retrouver « une autre possible figuration » selon l’expression du peintre. Et ce sentiment de plaisir s’est déployé de toiles en toiles dans lesquelles je plongeais, pour ne plus les quitter. Que ce soit, les fenêtres des débuts, plutôt classiques, mais aux couleurs si profondes et belles, très matissiennes, ou les immenses monochromes, mers de couleurs primaires, paradoxales exubérances minimalistes ; le peintre ici fait allégeance en cherchant comment trouver dans ce qu’il aime, son propre chemin esthétique.

La fenêtre sera toujours la sienne, celle de son enfance ou de l’âge adulte, celle qu’il côtoie, qu’il regarde chaque jour, au point de sublimer un grand marronnier qui devient, selon ses propres termes, « une rupture ». Il le dessine puis le déconstruit, le fait s’évanouir, se morceler, tend même, peut-être avec un certain humour, à le faire ressembler aux motifs de son ami de l’époque, Claude Viallat. Le marronnier agit comme un moteur, un déclic et comme signifiant d’une nouvelle peinture, personnelle cette fois. Bioulès dit avoir trouvé ici son territoire. Comment l’expliquer ? Une question de ressenti. Le marronnier est toutefois toujours dans la fenêtre. La fenêtre, le cadre, suivra tout le parcours de l’artiste jusqu’à aujourd’hui. Elle apparaît très albertienne dans les références assumées aux Primitifs italiens. Lorsque Bioulès peint la place d’Aix à plusieurs reprises, les tons du fond sont plutôt sombres, voire noirs (il peint aussi une Nocturne à Céret), pour mieux faire surgir, comme une grammaire figurative, des fenêtres de lumière. L’idée est belle, moderne, inventive et reflète un amour inconditionnel de la peinture, au sens de la composition picturale, dans ce qu’elle peut révéler de mystérieux, d’ésotérique. C’est ce plaisir hédoniste que le peintre a pu ressentir enfant devant un Fra Angelico (le bleu que l’on retrouve souvent chez lui, est évidemment le bleu de la méditerranée mais peut être aussi celui, pastel, de ce grand peintre italien). Ce désir enfoui dans la représentation, il le peint avec délicatesse pour en suggérer le pouvoir. Les initiés, ceux qui aiment la peinture, verront que les stylisations des motifs, à l’instar de symboles, agissent comme une codification secrète, bien gardée, posée dans ce sas étrange entre amour de la couleur et sacralité de la lumière.

Lorsqu’on s’approche des grands paysages, tout est abstrait, et par l’effet du recul, tout devient une prouesse de figuration et de construction. Au centre, souvent, comme une démarcation, la ligne d’horizon semble faire réfléchir le ciel et la terre, le rêve et la réalité, comme un miroir qui vient souligner une ambivalence, des pulsions opposées, métaphore peut-être de l’opposition floue, ou plutôt de la complétude originelle mais oubliée, qui a toujours existé entre abstraction et figuration. Aucun manichéisme, malgré les apparences, mais beaucoup d’intuition.

Son dernier tableau est dans ce sens un des plus révélateurs de la physicalité que le peintre cherche à nous faire ressentir. La matière tellurique semble la nature elle-même, on y perçoit l’énergie corporelle de l’artiste au travail, on y décèle la matérialité des éléments, du « cosmos » comme il aime à dire. Une peinture qui rappelle avec force les tons et les expressions de Courbet, dont le musée Fabre conserve justement à quelques mètres plusieurs chefs-d’oeuvre. C’est peut-être à travers cette synthèse du figuratif et de l’abstrait que Bioulès arrive à nous émouvoir autant. En s’enracinant lui-même, corps et âme, dans les profondeurs inouïes de son art.

Le 26 juin 2019, après ma visite de l'exposition "Vincent Bioulès, chemins de traverse" à voir jusqu'au 6 octobre 2019 au musée Fabre de Montpellier et à l'Hôtel de Cabrères-Sabatier d'Espeyran.

mardi 4 juin 2019

Les mondes perdus de Vanessa Fanuele


 
Presque éternité V, huile sur toile 120 x 145 cm, 2018

Étrangement, les œuvres de Vanessa Fanuele nous ramènent à une singulière atemporalité, instinctive, ou pourrait-on dire, à une certaine idée d’origines perdues, ces premiers temps nichés dans les arcanes obscures de notre mémoire collective, dont on a tous des images assez classiques qui prennent la forme de terres nourricières, de chaos énigmatiques, de premiers hommes debout...La nature y est omniprésente, en couleurs éclatantes, grossièrement jetées, par effet de superposition et de transparence, qui composent des tableaux lumineux où s’évanouit l’apparition discrète d’un corps humain solitaire, rapidement croqué dans un aplat d’ocre pâle, comme pour en souligner l’insignifiance. Des tableaux qui se déploient parfois en fresque composées de plusieurs panneaux peints et d’où émergent, en surface, des gouttelettes de peinture ou des coulures volontaires, laissées ici avec légèreté pour en faire ressentir la matérialité pigmentaire, à l’instar des flous pastel et humides de Bonnard. Vanessa Fanuele revendique cet héritage des avant-gardes, ces premières modernités picturales qui ont posé leur regard sur la décomposition des formes et de la lumière, ces papiers découpés de Matisse dont on retrouve parfois la trame colorée chez l’artiste. Mais qui dit modernité, dit aussi abandon, nostalgie, perdition, lorsque le temps décide de faire son œuvre. C’est alors le prisme du souvenir, de la reconstitution mentale, qui entre en jeu et c’est peut-être ce cheminement rétro-temporel que les œuvres de Fanuele nous invitent à faire, devant ces éclats intenses de couleurs joyeuses qui dessinent des forêts vierges de toute intervention humaine, devant ces images dont nous avons un jour rêvé dans notre lit d’enfant, devant ces étranges paysages crépusculaires, où seul le rayon lunaire semble avoir droit de citer pour éclairer des architectures de fêtes foraines abandonnées brillantes de feux oubliés. Souvenirs peut-être d’un cinéma hollywoodien rythmé par les hypnotiques plans-séquences de Michael Mann quand le bleu nuit s’habille de nostalgie, comme dans la peinture de jeux d’enfants que nous livre l’artiste sur fond de grands pins maritimes un peu romantiques. Ici, émerge la mémoire des utopies jadis rêvées par le Bauhaus et Le Corbusier, discernables à travers les enchevêtrements de lignes où s’animent de frêles modulors solitaires qui s’emploient à ériger les premières constructions de l’histoire. Echo inconscient de l’artiste à ses études d’architecture ?

L'éternel retour, huile sur toile, 150 x120, 2019

A notre tour de plonger dans ces mondes perdus, paradis sauvages ou nuits de modernité évanescentes, dans ces flous, ces esquisses de structures, sous les fragiles lanternes du cinéma californien, quelque part entre le rose acidulé et le jaune clinquant, bientôt pâlis par le temps, quelque part dans une atmosphère singulière à la Peter Doig, quelque part dans les compositions barrées d’une bande jaune translucide évoquant l’ancienne pellicule photographique ou le filtre du songe.

Se remémorer, comme l’artiste a pu le faire après la disparition de sa grand-mère, lorsqu’elle ouvrit quelques boîtes qui lui avaient appartenu. C’est en découvrant ces choses secrètes d’une vie vécue qu’elle décida de devenir peintre, entièrement. Une manière peut-être d’exprimer par la peinture des passages, des visions, qui ont petit à petit pris la forme de tropiques mélancoliques. On ressent ce sentiment d’état originel dans l’Eternel Retour, grande toile inondée de mousson où transparaît un champ de coton sur fond de forêt amazonienne, peuplée par quelques esclaves d’autrefois. Lévi-Strauss aurait pu en livrer un texte inspiré. Cette notion de passage se fait moins sociologique et plus contemplative dans l’installation en trois dimensions imaginée par l’artiste, petit théâtre aux contours enfantins dans ses couleurs et ses éléments architecturés. Tel un conte, un voyage où la silhouette brune d’un Petit Prince, ici une fillette, nous tourne le dos pour regarder vers le soleil couchant à l’horizon. Il n’est pas anodin de dire que l’artiste revient, elle aussi à un état premier, celui de l’enfance, pour mettre en scène l’innocence retrouvée. Et se peindre discrètement.

Le 29 mai 2019, après ma visite de l’exposition « Eclats sauvages » à la Galerie Polaris. Vanessa Fanuele expose actuellement au Mini Château d'Eurre à Saoû dans la Drôme dans le cadre Sillon-Itinéraire Art Drôme qui rassemble 35 artistes sur un parcours de 40 km. Du 30 mai au 16 juin.