lundi 7 janvier 2019

Otto Dix, l'oeil sanglant des tranchées


En 1924, l'artiste allemand Otto Dix livre une série de gravures intitulée tout simplement La Guerre. 50 estampes, divisées en 5 portfolios de 10 planches chacun. Éditée à 70 exemplaires, cette série marquante de l'artiste est bien connue. En 1925, une réédition est même accompagnée d'une préface d'Henri Barbusse, ce qui auréole l’œuvre d'une pensée pacifiste. Mais en 1924, dix ans après l'horreur, l'Allemagne meurtrie veut oublier. Il n'est pas question de faire ressurgir les images crues du conflit. L'"apocalypse gravée" d'Otto Dix est en effet particulièrement réaliste. L'artiste le dit lui-même : "Avec ce moyen beaucoup plus simple (il parle de l'estampe), on peut tout dire de manière bien plus forte, pénétrante". La taille douce et l'aquatinte deviennent pour lui le moyen de témoigner de son traumatisme, qui aura mis 10 ans à sortir de l'enfouissement psychologique. L'artiste sait ce qu'il projette et encre sur les planches car il a vécu les tranchées de la Grande Guerre. Ce qu'il grave ici est ce qu'il a vu. Sans concessions, comme il le fera aussi pour ses séries de gravures sur les prostituées de Dresde qu'il côtoie, Otto Dix raconte la boue, les corps déchiquetés, les visages cassés, la terre sacrifiée, les hommes réduits à l'état de bêtes exténuées, les charniers, le tout happé, sans espoir, par la mort. Un réalisme sanglant dans la lignée des Désastres de la Guerre de Goya. Sans aucun doute une des œuvres les plus expressives de l'histoire de l'art que le musée d'art moderne et contemporain des Sables d'Olonne expose encore jusqu'au 13 janvier, aux côtés d'autres séries du maître allemand. Aucune scène de combat, mais le quotidien crasseux du soldat "Quand vous avez touché le fond de l'abîme, connu les poux et la crasse, la faim, la peur, quand vous avez eu la chiassse, là vous êtes le héros" écrit-t-il à propos de la guerre. "Je ne suis ni pour ni contre" affirme Otto Dix qui se dit apolitisé et d'aucune tendance, ni pacifiste, ni moralisateur. Loin de vouloir dénoncer, l'artiste veut surtout porter témoignage, faire constat, mais que ce soit pour ses peintures de guerre ou ses croquis satiriques des bas-fonds dresdois, ce regard trop réaliste gêne le politiquement correct dans une société allemande qui cherche à se reconstruire. Otto Dix fait scandale et doit faire face à plusieurs procès. Sa série sur la guerre est refusée par tous les libraires, inquiets qu'on ne brise leurs vitrines si l'on voit de telles œuvres en devanture! La critique rejette avec force ce qui était alors vu comme une honte, la honte de montrer l'anti-héros. En 1923 déjà, un panneau peint monumental, intitulé La Tranchée, dans lequel il représente un carnage insoutenable, une sorte de grande satire de la peinture d'histoire, mettait en avant le vérisme, au-dessus de la propagande et de l'idéologie. Il continuera avec ses peintures de gueules cassées post-conflit qui incarnent la tragédie des conséquences de la guerre dans un quotidien qui ne peut être normal. La nation a alors du mal à regarder ces images que l'on veut refouler à tout prix. Otto Dix les remet sur le devant de la scène, mordantes et culpabilisantes. Quelques années plus tard, en 1929, il livre un immense triptyque, lui aussi intitulé La Guerre, une synthèse sombre et colorée de toute sa vision artistique dans une volonté de montrer "ce que la guerre a d'affreux et, partant, de réveiller les mécanismes de défense" écrit-t-il. Veut-il aussi nous dire "plus jamais ça" ? Et pourtant, l'histoire en décidera rapidement autrement. Quelques années plus tard, Hitler arrive au pouvoir. Les images d'Otto Dix sont autant le fond douloureux d'une mémoire historique que la prophétie d'un futur atroce. L'enfer est proche...L'artiste ne le sait pas encore mais va vite le pressentir à ses dépens, congédié de son poste de professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Dresde et obligé de s'exiler dans son propre pays, au bord du lac de Constance. En 1933, certaines de ses œuvres sont victimes de campagne de diffamation et en 1936, 260 sont retirées des collections des musées allemands par les Nazis qui invoquent un acte de purification. En 1937, les créations d'Otto Dix sont clouées au pilori, montrées lors de l'exposition "Art Dégénéré" ouverte à Munich le 19 juillet 1937, aux côtés d'autres grands noms de l'art moderne. Artiste scandaleux de son temps, génie de l'estampe et de la peinture aujourd'hui, ses œuvres psychologiques et mystiques, pour ses séries sur la religion, reflètent aussi une personnalité complexe et excessive qui vécut une double vie, auprès de sa femme à la campagne et auprès de sa maîtresse, lorsqu'il se rendait dans son atelier de Dresde. Avec cette dernière, il a entretenu toute sa vie une correspondante assidue qui compte plus de 1000 lettres à caractère très érotique dont une majeure partie est conservée au Fonds des arts du musée national, sous scellées jusqu'en 2040. Leur redécouverte pourrait bien elle aussi faire à nouveau scandale...

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