mardi 29 janvier 2019

Les fausses confidences de Picasso

En 1951, sort, dans sa version originale italienne, le Livre Noir de Giovanni Papini, écrivain florentin proche du mouvement futuriste, fondateur de nombreuses revues intellectuelles. Anti-clérical à ses débuts, ce personnage fantasque est connu pour ses positions idéologiques nihilistes qui vont progressivement le mener à se fourvoyer dans le fascisme. Très controversé, il sera du même coup rapidement discrédité après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, un de ses écrits a connu une fortune mémorable, favorisé par un scandale retentissant.

L'énergumène produit un recueil de textes dans lequel il met en scène un certain Gog, personnage absolument détestable, qui ne croit plus en rien et se complaît dans une vision du monde où trône la médiocrité humaine. Ce Gog cinglant, désabusé de tout, part cependant parcourir le monde, voyageur anti-héros et anti-prophète, qui croise au détour de son périple plusieurs personnalités dont il recueille les confessions. Confessions purement imaginaires évidemment, mais qui reflètent la pensée iconoclaste de l'auteur. 

Le roman satirique s'appelle Le Livre Noir. Il sort en français en 1953 chez Flammarion. Dans la marmite piquante de Papini, sont assaisonnés Molotov et Hitler, Marconi et Valéry, Picasso et Dali, monstres modernes... chacun à leur manière.

On est presque dix ans après l'exposition organisée au Palais de Tokyo en 1944, intitulée Le Salon de la Libération, et qui présentait alors des œuvres d'art interdites par les Nazis, qui les avaient classées sous la dénomination d'"art dégénéré". A cette occasion, on pouvait voir 74 peintures et 5 sculptures de Picasso. Des œuvres qui suscitent un véritable scandale chez les critiques et dans la presse, au point que la Préfecture de Paris doit poster des gendarmes devant ces affreux tableaux pour éviter qu'ils ne soient vandalisés. 

L'art d'avant-garde de Picasso, banni par le nazisme, n'est, paradoxalement, pas bien accueilli non plus par ses contemporains, un rejet qui n'est pas totalement étranger au fait que le peintre adhère la même année au Parti Communiste. 

Picasso et Papini ont le même âge, nés tous les deux en 1881. Ils s'étaient rencontrés en 1912. Ils entretiennent un temps de bonnes relations, mais l'ombre du fascisme sépare à jamais les deux hommes. Papini écrira tout de même une Histoire de la littérature italienne qu'il dédie à Mussolini !
Picasso ne le sait pas encore, mais il est loin d'en avoir fini avec ce vieil ami qui a croisé le diable. Dans le Livre Noir, en effet, Gog, alias Papini, recueille une confession à charge pour le peintre qui se dit "amuseur public, qui a compris son temps et qui a exploité de son mieux l'imbécilité, la vanité et l'avidité de ses contemporains". Pire, Picasso avoue que l'art est "chose moribonde, condamnée, et que la soi-disant activité artistique dans son abondance même n'est que la multiforme manifestation de son agonie"!

Comment Picasso aurait pu dire cela ? Évidemment, tout est faux, Gog, la rencontre avec Picasso à Antibes, cette confession...Mais beaucoup y ont cru...

Déjà malmené par des propos durs sur son art après l'exposition de 1944, Picasso aura bien du mal à se remettre de ce texte dénigrant. De là, est née une vague anti-picassienne très résistante qui s'est notamment focalisée sur la dernière période de l'artiste dans laquelle les détracteurs dénoncent barbouillages incompréhensibles, déformations de la figure, délires érotiques...Une pensée, basée sur une fausse confession, qui a eu malheureusement la vie dure. A plusieurs reprises, le texte de Papini fut repris pour alimenter, souvent à des fins politiques, le discrédit d'un Picasso communiste qui n'a pas les idées claires, anti-franquiste gênant du point de vue espagnol et anti-Kroutchev trop affirmé pour les Soviétiques. Bref, le scandale Papini ne servit qu'à véhiculer de fausses informations qui ternirent l'art vrai du peintre, qui heureusement, lui, a survécu, d'une manière éclatante.

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